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Prévoyance

La vraie misère du prolétariat en France, c’est l’absence de couverture prévoyance

Alors que le débat social se focalise quasi exclusivement sur le pouvoir d’achat immédiat et l’âge de départ à la retraite, une bombe à retardement sociale tique dans l’angle mort des politiques publiques. Elle ne concerne pas le salaire que l’on touche quand tout va bien, mais ce qu’il reste quand tout s’effondre. En France, l’inégalité la plus brutale n’est pas celle de la fiche de paie, mais celle du « filet de sécurité ». Chronique d’un déclassement invisible.

1. La France, une machine à fabriquer de l’inaptitude

Il faut d’abord tordre le cou à une idée reçue : l’invalidité n’est pas un accident marginal qui frapperait au hasard. C’est un phénomène de masse, produit direct d’une organisation du travail qui, faute de prévention suffisante, use les corps et les esprits.

Aujourd’hui, on estime entre 800 000 et 1 million le nombre de personnes en invalidité en France. Ce chiffre est le thermomètre de la dureté du travail.

Si les accidents spectaculaires de l’ère industrielle ont diminué, ils ont laissé place à une usure plus insidieuse. Les Troubles Musculo-Squelettiques (TMS) représentent la première cause de maladies professionnelles : ce sont les dos brisés des ouvriers du bâtiment, les articulations détruites des aides-soignantes ou des opérateurs de logistique.

Mais à cette usure physique s’ajoute une nouvelle vague, celle de la souffrance psychique. L’explosion des cas d’invalidité pour motifs psychiatriques (burn-out sévères, dépressions réactionnelles) témoigne d’une intensification des rythmes qui ne « casse » plus seulement les os, mais les nerfs. Le travail en France expose à de grandes souffrances, et lorsque le corps lâche avant l’âge légal de la retraite, le salarié se retrouve face à son destin assuranciel. C’est là que le piège se referme.

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2. Les Cadres : l’immunité de classe

Dans ce système, il y a ceux qui sont « bien nés » professionnellement : les Cadres. Pour cette population, le risque d’accident de la vie a été historiquement neutralisé.

Depuis la Convention Nationale de 1947, les employeurs ont l’obligation de cotiser spécifiquement pour la prévoyance de leurs cadres (le fameux « 1,50 % patronal »). Résultat ? Un cadre qui gagne 5 000 € par mois et qui se retrouve en invalidité ne connaîtra, dans l’immense majorité des cas, qu’une secousse financière amortie.

Grâce au cumul de la Sécurité Sociale et de sa prévoyance d’entreprise obligatoire, son revenu sera maintenu à hauteur de 80 %, voire 100 % de son net.

Pour reprendre notre simulation : sur 5 000 € de salaire, il percevra environ 4 000 € de revenus de remplacement. La maladie le frappe, mais elle ne le déclasse pas. Il reste un « insider ».

3. Ouvriers et employés : la roulette russe sociale

Pour la « France d’en bas » – ouvriers, employés, particulièrement dans les TPE et PME –, la réalité est tout autre. Il n’existe aucune obligation légale généralisée imposant à l’employeur de couvrir lourdement le risque invalidité (au-delà du décès).

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Tout dépend alors de la loterie :

  • Vous travaillez dans un grand groupe industriel ? Vous serez probablement couvert par un accord d’entreprise.
  • Vous êtes salarié dans une petite entreprise de nettoyage, de commerce ou du bâtiment sans accord de branche puissant ? Vous êtes nu.

C’est ici que réside le scandale. Pour ces millions de salariés, la couverture est aléatoire. Contrairement à la Mutuelle (obligatoire pour tous), la Prévoyance lourde reste un luxe. Dans les petites structures, l’employeur, écrasé par les charges, fait souvent l’impasse sur ce coût. Le salarié, souvent mal informé, ignore qu’il travaille sans filet.

4. La mécanique de la pauvreté

Que se passe-t-il lorsque l’invalidité frappe ce salarié non couvert ? La chute est vertigineuse.

Prenons le cas d’un employé gagnant 2 000 € bruts par mois. S’il est déclaré invalide (catégorie 2, incapable de travailler), la Sécurité Sociale prend le relais. Mais la Sécu n’est pas une assurance maintien de salaire, c’est un revenu de subsistance. Elle ne verse que 50 % du salaire moyen.

Du jour au lendemain, ce salarié passe de 2 000 € à 1 000 € bruts (environ 910 € nets).

Sans prévoyance d’entreprise pour combler l’écart (« le trou dans la raquette »), ce n’est pas simplement une baisse de pouvoir d’achat, c’est un basculement immédiat sous ou proche du seuil de pauvreté.

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Comment payer un loyer de marché, des charges fixes et des soins de santé accrus avec 900 € par mois ? C’est impossible. L’invalidité devient alors synonyme d’exclusion sociale. Le travailleur usé par le système est rejeté par lui, contraint de survivre grâce à la solidarité nationale ou familiale.

5. La véritable bataille : sécuriser les parcours, pas seulement les salaires

Il est urgent de changer de paradigme. Depuis des décennies, syndicats et patronat s’écharpent sur le pourcentage d’augmentation du SMIC ou du point d’indice. C’est nécessaire, mais insuffisant.

La véritable précarité moderne ne réside pas uniquement dans la faiblesse du salaire actif, mais dans l’absence totale de robustesse du revenu différé.

On accepte aujourd’hui en France qu’un ouvrier qui a travaillé 30 ans puisse perdre la moitié de ses revenus du jour au lendemain parce qu’il a eu le malheur d’avoir un cancer ou un dos brisé, là où son manager sera intégralement indemnisé. Cette injustice assurancielle est le véritable visage de la misère prolétaire moderne. Ce n’est pas (seulement) une question de pénibilité des tâches, c’est une question de protection du statut. Tant que la couverture prévoyance ne sera pas rendue obligatoire pour tous les salariés, quel que soit leur col (blanc ou bleu) et quelle que soit la taille de leur entreprise, la promesse d’égalité républicaine s’arrêtera à la porte de l’hôpital.