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En quoi le management est-il un outil indispensable au nouvel esprit du capitalisme ?


Comment expliquer que le capitalisme, malgré les inégalités croissantes et la précarisation qu’il engendre, continue de susciter l’adhésion de ceux-là mêmes qui en subissent les effets ? C’est à cette question que répondent Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du Capitalisme (1999). Leur thèse est claire : le capitalisme a su se régénérer en intégrant ses propres critiques, notamment grâce à une transformation profonde de ses justifications idéologiques et de ses modes d’organisation. Au cœur de cette métamorphose se trouve le management, devenu l’outil indispensable pour incarner et diffuser ce « nouvel esprit ».


Le capitalisme face à ses critiques : un système en mutation

a. Le constat de départ : un capitalisme résilient

Dans les années 1970–1980, le capitalisme fait face à une double critique :

  • La critique sociale, portée par les mouvements ouvriers, dénonce l’exploitation, les inégalités, et réclame plus de justice et de protection.
  • La critique artiste, issue notamment de Mai 68, rejette l’aliénation, la bureaucratie, et aspire à l’autonomie, à la créativité, et à l’épanouissement personnel.

Pourtant, malgré ces attaques, le capitalisme ne s’effondre pas. Au contraire, il se renforce. Boltanski et Chiapello montrent qu’il a su absorber et neutraliser ces critiques, en les intégrant à son fonctionnement même.

b. La récupération des critiques

Le capitalisme ne se contente pas de résister : il se transforme. Il récupère la critique artiste en valorisant l’autonomie, la flexibilité, et l’initiative individuelle, tout en marginalisant la critique sociale, devenue inadaptée face aux nouvelles formes d’organisation du travail. Ainsi, les aspirations à la liberté et à la réalisation de soi, autrefois subversives, deviennent des leviers de motivation au service de l’entreprise.

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Le management, vecteur du nouvel esprit du capitalisme

a. Rupture avec le fordisme

À partir des années 1970–1980, le management joue un rôle clé dans la transition vers un capitalisme « en réseau ». Il abandonne le modèle fordiste (hiérarchie rigide, tâches standardisées, sécurité de l’emploi) pour promouvoir une organisation fondée sur :

  • L’autonomie relative des salariés,
  • La flexibilité des structures,
  • L’initiative individuelle et la responsabilité personnelle.

Cette transformation est directement inspirée par les textes de management de l’époque, qui deviennent le socle idéologique du « nouvel esprit ».

b. Intégration de la critique artiste

Le management moderne récupère les revendications de la critique artiste :

  • Autonomie vs hiérarchie : Les structures hiérarchiques cèdent la place à des équipes projets, des espaces de créativité, et une valorisation de l’initiative.
  • Flexibilité vs stabilité : Les carrières linéaires sont remplacées par des parcours individualisés, où chacun est responsable de son employabilité.
  • Épanouissement personnel : Le travail est présenté comme un espace d’accomplissement de soi, ce qui répond aux aspirations de la critique artiste, mais souvent au prix de la sécurité matérielle et psychologique.

c. Justification idéologique

Le management ne se contente pas de changer les méthodes de travail : il produit un nouveau discours justificatif. Les textes managériaux des années 1980–1990 légitiment le capitalisme en le présentant comme compatible avec l’autonomie, la réalisation de soi, et même la liberté. Ainsi, l’engagement des salariés est obtenu non par la contrainte, mais par l’adhésion à des valeurs apparemment émancipatrices.

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Conséquences pour les travailleurs et les organisations

a. Précarisation et individualisation

  • Sécurité vs flexibilité : L’autonomie promise s’accompagne d’une précarisation accrue (CDD, intérim, évaluation permanente) et d’une individualisation des risques.
  • Responsabilisation : Le salarié est désormais « entrepreneur de lui-même », responsable de sa carrière et de son employabilité, ce qui transfère la charge de l’insécurité sur l’individu.

b. Nouveaux dispositifs managériaux

  • Management par projets : Remplace les structures hiérarchiques par des équipes temporaires, ce qui favorise la mobilité mais fragilise les collectifs de travail.
  • Évaluation et performance : Les systèmes d’évaluation individuelle (objectifs, compétences) remplacent les grilles salariales collectives, renforçant la compétition entre salariés.

c. Illusion de l’autonomie

Le management moderne donne l’illusion d’une libération (choix des projets, horaires flexibles), mais cette autonomie est souvent encadrée par des objectifs stricts et une pression accrue sur les résultats. La critique artiste, initialement porteuse d’une remise en cause radicale du capitalisme, est ainsi neutralisée et transformée en outil de motivation au service de l’entreprise.


Critiques et limites de cette analyse

a. Une récupération partielle

Certains auteurs soulignent que la récupération de la critique artiste par le management est incomplète : les aspirations à l’autonomie réelle et à la justice sociale ne sont pas satisfaites, ce qui peut générer de nouvelles formes de résistance ou de désengagement.

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b. Un management toujours contradictoire

Le « nouvel esprit » du capitalisme, porté par le management, reste marqué par des contradictions :

  • Autonomie vs contrôle : Les salariés sont à la fois incités à être autonomes et soumis à des dispositifs de contrôle renforcés.
  • Flexibilité vs précarité : La flexibilité organisationnelle se traduit souvent par une précarité accrue pour les travailleurs.

c. Une idéologie managériale contestée

Le discours managérial sur l’autonomie et l’épanouissement est parfois perçu comme une rhétorique creuse, masquant une réalité de pression et d’exploitation. Certains sociologues reprochent à Boltanski et Chiapello de sous-estimer cette dimension idéologique et de ne pas assez interroger les résistances possibles à ce modèle.


Le management, pilier du capitalisme contemporain

Le management n’est pas un simple outil technique : il est le pilier du « nouvel esprit du capitalisme ». En intégrant les aspirations de la critique artiste (autonomie, créativité), il a permis au capitalisme de se régénérer et de neutraliser une partie de ses oppositions. Cependant, cette transformation s’est faite au prix d’une précarisation accrue et d’une individualisation des risques.

L’analyse de Boltanski et Chiapello reste d’une actualité brûlante : elle nous invite à interroger les limites de ce modèle et à chercher de nouvelles formes de critique, capables de dépasser les contradictions du management contemporain. Car si le capitalisme a su récupérer ses critiques, rien ne dit qu’il ait définitivement désarmé ses opposants.